CSDHI – Le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof, interdit de quitter son pays et forcé de faire ses films dans la clandestinité, a reçu l’un des plus grands prix du monde du cinéma, en recevant l’Ours d’Or du Festival du film de Berlin pour son film There Is No Evil.
Cette distinction et les prix remportés par Rasoulof pour son dernier film, A Man With Integrity (2017), font de lui l’un des cinéastes les plus décorés de l’histoire iranienne. Les deux films ont été réalisés en secret.
Avec There Is No Evil, Rasoulof poursuit l’attitude rebelle qui marque ses autres films récents. Depuis son interdiction, il est devenu de plus en plus courageux, évitant les nombreuses règles écrites et non écrites du cinéma iranien et explorant des sujets tabous tels que les prisonniers politiques et la peine capitale. Ses films ont dépeint des femmes ne portant pas le hijab et ont ignoré l’interdiction de montrer le moindre contact humain entre hommes et femmes, même une poignée de main, que doivent respecter les films ayant une approbation officielle.
There Is No Evil pose une question qui est toujours pertinente pour ceux qui vivent sous des dictatures : quel rôle le choix éthique peut-il jouer dans un environnement autoritaire et comment peut-on refuser de coopérer avec la tyrannie dominante ? Les quatre épisodes du film sont réunis autour de ce thème, avec une référence spécifique à la peine capitale.
L’Iran possède le deuxième taux d’exécution le plus élevé au monde après la Chine, il n’est donc pas surprenant que la peine capitale soit depuis longtemps un sujet de prédilection des cinéastes. Avant qu’Asghar Farhadi ne se fasse connaître du monde avec ses drames sociaux de classe moyenne, sa Belle ville (2006), sa toute première collaboration avec l’actrice Tarane Alidoosti avait pour thème la peine capitale. Mais There Is No Evil est distinct et se concentre sur un détail spécifique – les personnes qui effectuent les tâches subalternes de l’exécution. Il présente le profil du soldat en service qui tire la chaise sous un homme en train d’être pendu, ou de l’employé de l’Etat à salaire modeste qui appuie sur le bouton d’exécution juste au moment il se prépare à dîner. Les drames sociaux sur les racines plus larges de l’injustice sont familiers dans le cinéma iranien, mais le dernier de Rasoulof se concentre plutôt sur la responsabilité personnelle sous une dictature. Ses histoires parlent du lourd tribut payé pour avoir dit « non » sous une dictature, et de la façon dont cela s’imbrique dans les vies affectées par de telles décisions.
Mondes divers
Ce que j’aime dans There Is No Evil, c’est qu’il n’impose pas de réponses faciles au spectateur. Je n’ai jamais été fan d’une partie du didactisme du cinéma dissident iranien, y compris le précédent film de Rasoulof, Un homme intègre ou, pire encore, les films récents de Jafar Panahi remplis de platitudes, dont Taxi Téhéran, qui a remporté l’Ours d’or en 2015. Ses trois visages – de manière choquante et non méritée, du moins pour moi – ont remporté le prix du meilleur scénario à Cannes en 2018. Mais le dernier de Rasoulof, tout en incluant certains dialogues malheureusement didactiques et directs, va plus loin, en montrant à quel point le réalisateur de 48 ans est devenu maître dans la création d’univers cinématographiques divers. Les quatre épisodes du film se déroulent dans des circonstances très différentes et déploient des tempos créatifs. Le premier semble dépeindre calmement et lentement une journée très ordinaire dans la vie d’une famille de la classe moyenne de Téhéran jusqu’à ce qu’il choque le spectateur dans ses toutes dernières secondes, l’entraînant profondément dans le film.
Deux des épisodes se déroulent dans des régions éloignées : l’un dans un chalet isolé dans les jungles luxuriantes du nord de l’Iran et l’autre dans une zone montagneuse sans accès au téléphone portable. Ce genre de décor semble être devenu une caractéristique régulière du cinéma clandestin iranien. Panahi utilise un décor montagneux similaire pour ses Trois visages. C’est au moins en partie par commodité (il est plus facile de faire des films à l’abri du regard des autorités quand on le fait au milieu de nulle part). Mais cela a aussi donné une couleur symboliquement anarchiste à des films comme There Is No Evil : tout comme le cinéaste doit construire une existence indépendante loin du gouvernement, les protagonistes des films tentent de construire une zone alternative libérée des griffes de la tyrannie. Tel est le zapatisme de Rasoulof.
Le deuxième épisode comprend des scènes d’action sérieuses et de fugue de la police qui montrent Rasoulof dans un rôle de réalisateur auquel le spectateur ne s’attendait pas. L’épisode se termine par une interprétation de « Bella Ciao » chantée par deux amants, ce qui montre les penchants romantiques révolutionnaires du réalisateur. Le dernier épisode présente un paean révolutionnaire romantique très différent : « Kiss Me », un hymne progressiste persan bien connu qui est à l’opposé de Bella Ciao – solennel et morose comme Bella Ciao est enthousiaste et électrique. L’utilisation des chansons par Rasoulof s’accorde bien avec l’histoire et il dépeint ainsi des résultats très différents pour la non-coopération avec le pouvoir.
Dans une scène des plus mémorables du dernier épisode, la femme du protagoniste parle de son « calme » sinon de son « bonheur », tout comme « Kiss Me » joue en arrière-plan. Dans un film aux tons autobiographiques clairs, il est difficile de ne pas voir cela comme une déclaration sur Rasoulof lui-même, surtout quand on sait que c’est sa propre fille, Baran Rasoulof, qui joue la fille du protagoniste dans le dernier épisode. Avec ce film brillant, le réalisateur iranien a montré qu’il peut être à la fois « heureux » et « calme » ; et avec la reconnaissance qui accompagne l’Ours d’or, il pourrait même être sur la lune ce soir, même si les tyrans de Téhéran le privent de ses droits les plus fondamentaux.
Source : IranWire